Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus: ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés: elle pose le paradoxe de l'un et du multiple. Au second abord, la complexité est effectivement le tissu d'évènements, actions, interactions, rétroactions, déterminations aléas, qui constituent notre monde phénoménal. Mais alors la complexité se présente avec les traits inquiétants du fouillis, de l'inextricable, du désordre, de l'ambiguïté, de l'incertitude...
Edgar Morin 'Introduction à la pensée complexe'
Pour que vous situiez mieux ce que j'entends par projet complexe, je me présente: depuis 30 ans je suis responsable de grands projets chez ALSTOM. Après avoir exercé cette responsabilité en phase de réalisation de contrat, je me consacre principalement, depuis 20 ans, à d'importants projets de transport ferroviaire (en clé en main, en Public Private Partnership ou en concession) en phase amont; la phase d'offre est à la fois la plus incertaine et la plus déterminante pour l'avenir d'un projet. J'ai eu aussi la responsabilité pendant 4 ans du Project Management Office d'Alstom Transport. A titre d'exemples et en tant que directeur adjoint du consortium, en 2011 j'ai gagné l'offre de concession du tramway de Nottingham en Angleterre (3 lignes de tramway, 23 ans de concession pour 680 Millions d'Euros dont 350 Millions d'Euros pour ALSTOM) et en 2013 en tant que directeur adjoint du consortium l'offre du métro clé en main de Riyad en Arabie Saoudite (3 lignes de métro pour 6 Milliards d'Euros au niveau consortium dont 1,3 Milliards d'Euros pour ALSTOM; l'offre remise portait sur 6 lignes de métro pour 17 Milliards d'Euros, la plus grosse offre de métro du monde à ce jour). En 2016 j'ai gagné en tant que directeur du consortium de construction l'offre de l'exention du métro de Dubai aux Emirats Arabe Unis pour 2,6 Milliards d'Euros au niveau consortium dont 1,3 Milliards d'Euros pour ALSTOM. Depuis 2014, je dirige l'offre des 2 lignes de métro de la phase une du métro de La Mecque en Arabie Saoudite qui est toujours en négociation. Ces expériences projets ajoutées à mon passé de chercheur m'ont conduit naturellement à essayer d'extraire l'essentiel de ce qui fait le management de projet complexe.
Ces quelques réflexions n'ont pas la prétention de révolutionner quoi que ce soit dans le domaine mais tout au plus d'attirer l'attention sur ce que je considère comme des fondamentaux, qui pourront même passer comme triviaux aux yeux de certains. Je suis intimement persuadé qu'il est de plus en plus nécessaire de revenir aux fondamentaux, "back to basics", comme disent les anglophones. L'ennemi principal d'un projet, de nos jours, n'est pas tant la complication, qui n'est pas souhaitable non plus, mais le simplicisme. Arrêtons cette mode du simplicisme, de ne jurer que par le "Quick and Dirty" ou le KISS "Keep It Simple and Stupid". Il est nécessaire de penser le projet ni de façon trop simple, ni de façon compliquée mais de façon complexe, même s'il faut reconnaitre qu'il n'est pas facile d'extraire des modes opératoires de cette pensée.
Je vous propose de passer du paradigme "Pour faire au plus court, faisons au plus simple" par celui-ci: "Pour faire au plus court, faisons au plus clair, éclairons la complexité".
"En réalité, il n'y a pas de phénomènes simples; le phénomène est un tissu de relations. Il n'y a pas de nature simple, de substance simple (...) il n'y a pas d'idée simple, parce qu'une idée simple... doit être insérée, pour être comprise, dans un système complexe de pensée et d'expérience(...)".Gaston Bachelard 'Le nouvel esprit scientifique'
La complexité sans complexe: La complexité est, il faut la faire exister (sortir de soi). Là où il y a source d'incertain, d'ambiguïté de contradiction, de paradoxe: il y a complexité.
La complication est souvent un refus de faire face à la complexité de la réalité, en lui substituant un modèle simple, très (trop) détaillé, qui dans l'esprit de son auteur est, au contraire, une tentative d'être au plus proche de la réalité.
La recherche de la complétude n'est pas nécessaire, ni même souhaitable. Vous risquez de passer du complexe au compliqué.
"Numquam ponenda est pluralitas sine necessitate."
"Ne posez jamais des pluralités sans nécessité."
Ce "principe de simplicité" est compatible avec la considération de la complexité. Rien ne vaut un bon coup de rasoir de Guillaume d'Ockham pour éviter la complication.
Paradigme de simplification: Disjonction, Réduction
Le principe de simplicité impose de séparer et de disjoindre, alors que le principe de complexité implique de relier en distinguant (d'où l'importance des représentations à mettre en place).
Paradigme de complexité: Distinction, Conjonction, Implication. La représentation du complexe doit se faire de façon anti-cartésienne:
Par distinction et non pas par disjonction. La clarté ne vient pas de la disjonction mais de la distinction.
Par conjonction et implication et non pas par réduction.
La penser complexe est autant un art d'exécution que de décision.
La représentation complexe est pragmatique (tournée vers l'action).
Ayez une approche téléologique et holistique. Les mots qui sont essentiels pour le management de projets complexes sont "stratégie" et "auto-organisation", ils s'opposent à celui de "programme" qui est limité par la prédétermination de ses opérations ou ses projets.
Projet complexe et méthode de gestion de projet "classique" peuvent cohabiter mais avec une pensée complexe du projet.
Vue d'une entreprise ou d'un programme, la complexité relative d'un projet peut être approchée par un indicateur:
Il faut se nourrir de la complexité au lieu de la combattre.
Le passé ne nous enseigne rien sur un projet complexe. La maîtrise des risques (au sens large) est essentielle.
Il ne faut pas confondre l'aléa (l'imprécision) avec le risque (l'incertitude).
N'opposer pas risques et opportunités, joignez-les. Ils ne sont que les reflets d'une même incertitude. Le risque n'est qu'un écart potentiel par rapport à l'attente d'un acteur. Il n'y a pas de risque sans au moins un acteur concerné.
Piloter la prise de risques (système ouvert)! et NON minimiser les risques (système fermé)! Le pilotage de la prise de risques passe par une analyse croisée des enjeux et engagements avec les acteurs qui sont liés par eux.
Plus il y a de risques communs à plusieurs acteurs plus vous augmentez la reliance de votre projet.
Les risques ne sont pas par nature sommables. Même si nous arrivons à trouver une métrique approximative pour quantifier certaines de leurs conséquences, leur nature stochastique ne nous permet, tout au plus, que de sommer des provisions économiques associées à certaines de leurs conséquences. Le passage du risque à la provision est très souvent une action simpliste (produit d'une probabilité pifométrique par une valeur maximale tout aussi pifométrique).
Un évènement risqué, bien qu'incertain peut être prévisible et doit être traité par l'anticipation (maitrise du risque "classique"). Un évènement relevant de l'imprévision ou de la force majeure n'est pas prévisible mais doit être traité dans sa caractéristique propre (imprévisibilité, cause extérieure...) de façon conventionnelle (contractuelle). Pour les évènements chaotiques une démarche progressive et flexible doit être envisagée afin de maintenir le maximum de possibilités d'actions ultérieures (la maitrise du risque de façon "classique" est inopérante).
On n'analyse pas la complexité par simplification mais par organisation. Penser de façon la plus ouverte possible:
Penser un système fermé = rechercher une optimisation.
Penser un système ouvert = piloter.
L'organisation du projet est déterminante pour sa Reliance. Par exemple, une structure de type GIE, JV intégrée ou SEP procure une plus forte Reliance qu'une structure de type GME / Consortium.
Le système de pilotage (organisation et règles) doit être à la hauteur du système piloté (complexité du projet). Créer un processus projet auto-organisateur.
Seule la représentation de la réalité nous est accessible, jamais la réalité elle-même! Faites émerger votre projet, il faut projeter son projet suivant ses dimensions majeures puis faire de la goniométrie avec les dimensions du projet.
Ne pas confondre les axes de significations de l'objectif du projet comme : Q(Qualité), C(Coût), D(Durée), F(Fonctionnalités), P(Performances)... avec les dimensions majeures du projet.
Il ne faut pas perdre de vue des "pourquoi" pour les "comment".
Distinguez bien la stratégie de la tactique et de l'opérationnel.
Distinguez bien qui décide, qui est responsable et qui a le pouvoir.
A propos de l'organisation de son temps: Les gros cailloux.
Q = SQ + SF (Qualité = Système Qualité + Savoir-Faire).
Augmenter le Système Qualité au détriment du Savoir-Faire ne veut pas dire augmenter la Qualité; pour augmenter la Qualité il est préférable d'augmenter les deux composantes en cohérence.
Dans un monde complexe nous sommes perdu sans cartes à jour (d'où l'importance des représentations globales à jour: plans, cartes, registres, matrices...).
"Qui parle sème; qui écoute récolte." Pythagore
Le mode de leadership (d'aptitude à mener) que doit adopter un responsable de projet dépend principalement de la classe de risque (incertitude) auquel il est confronté: Quasi inexistante => Résolveur de problème; Prévisible => Chef d'orchestre; Imprévisible => Stratège; Chaotique => Promoteur.
Il faut passer de l'inter-face à l'inter-action à l'inter-dépendance. Par ce processus vous augmenterez la Reliance de votre Projet jusqu'au niveau stratégique souhaité.
Avant l'arrivée sur le "terrain" le mode (l'attitude à adopter) "réflexion/action" est prépondérant; sur place, le mode "écoute/ré-action" doit être prédominant sans toutefois supprimer le mode réflexion/action.
Ne tombez pas dans la contradiction intrinsèque de: "la passion de l'action".
Néanmoins en cas de crise, il peut être utile de privilégier l'action:
"Deux grenouilles étaient tombées dans deux pots avec un peu de lait au fond. L'une était intelligente et a regardé les parois de son bidon et elle s'est dit qu'il n'y avait rien à faire. Elle est morte. L'autre était bête mais elle avait un autre tempérament. Elle ne savait pas ce que l'on pouvait faire. Mais elle s'est mise à s'agiter. Cela a transformé le lait en beurre. Elle s'est appuyée dessus et hop! Elle est sortie."
Faites participer l'ensemble des Acteurs de votre Projet, de votre équipe, ce sont eux qui ont les réponses les plus pertinentes, les plus pragmatiques.
"Si l'on interroge bien les hommes, en posant bien les questions, ils découvrent d'eux-mêmes la vérité sur chaque chose." "Platon"
N'abusez pas de cette nouvelle drogue que constituent certains outils technologiques qui peuvent entrainer "une confusion entre utiliser un outil de communication et communiquer" et qui peuvent vous conduire au "crakberry". Si vous commencez à ressentir les premiers symptômes de ce mal, redonner de la durée à vos réflexions.
Seul l'art subsiste - Faites beau en plus d'utile.
"La forme est le fond qui remonte à la surface". Victor Hugo
Ce sont les acteurs qui font le projet...
L'humain (avec sa volonté) est au cœur des projets complexes pas uniquement la technique, ni l'économie!
La communication entre acteurs avec de grandes différences culturelles est essentielle.
Prendre au sérieux le problème de l'erreur humaine dans l'environnement complexe, à tous les niveaux: exigences, conception, développement, exploitation, maintenance.
Il faut négocier dès le départ les règles mêmes de la négociation et s'assurer à tout moment, tant que faire ce peut, de la volonté de conclure.
L'essence de la négociation est de donner aux parties concernées l'occasion et uniquement l'occasion d'échanger des promesses et des engagements. C'est pourquoi toute négociation se fonde essentiellement sur le degré de confiance qui existe entre les parties.
Il faut prendre en compte les caractéristiques culturelles des négociateurs.
Dans une négociation plus le risque est grand plus le degré de confiance doit être élevé.
Traiter en premier les points d'accord non critique pour les parties.
La confiance est le résultat d'une relation pas une donnée de depart.
La confiance est comme la virginité on ne la pert qu'une fois.
A chaque moment de la négociation posez-vous la question: "So what?" (et alors? Qu'est-ce que cela fait si/sinon? Quel est le problème si/sinon?). Evaluez à tout moment les réels conséquences de vos choix/concessions. Méfiez-vous des juristes trop scolaires/puristes/rigides, un juriste opérationnel ou ayant du vécu est de loin préférable. Pour gagner il aussi savoir céder.
Il faut être FLEXIBLE (savoir maintenir l'échange et suivre de nouveaux trajets), la seule limite à la flexibilité est l'éthique.
"Le monde que nous avons créé est le résultat de notre niveau de réflexion, mais les problèmes qu'il engendre ne sauraient être résolus à ce même niveau de pensée que celui qui crée le problème."
"Les théories doivent être aussi simples que possible, mais pas simplistes."
Einstein
Pro-blème et Pro-jet ont des étymologies proches (lancé / jeté en avant).
Problème vient du grec, qui est lancé / jeté en avant ... une question difficile à résoudre, un obstacle à franchir; "problêma" désignait la pierre que l'on jetait devant les voyageurs pour les arrêter et les dévaliser.
Un Projet peut exister sans avoir pour Objectif de résoudre un Problème et un Projet peut se dérouler sans Problème (mais si cela peut exister!).
"La Complexité est un mot Problème et non un mot solution." Edgar Morin
Un Problème est une Difficulté sur le Trajet d'un Projet.
Les mécanismes généraux de "résolution de problèmes" et de "gestion de projets" sont au même Méta niveau. Il n'est donc pas surprenant de constater des similitudes entre des techniques de Résolution de Problème et celles de Management de Projet; il ne faut pas pour autant les confondre; elles n'ont pas la même finalité.
Des méthodes très simples de Résolution de Problème, reposant sur le bon sens existent, celle qui est à la mode en ce moment est la méthode dite des 8D (8 DO : 8 actions à effectuer) du style PDCA (Plan Do Check Act):
... 1 - Préparer le processus 8D.
... 2 - Décrire le problème avec: par exemple le QQOQCCP (Qui fait Quoi ?, Où ? Quand ? Comment ? Combien ? et Pourquoi) ou une Carte heuristique.
... 3 - Identifier et mettre en place des actions immédiates.
... 4 - Identifier les vraies causes avec: un Brainstorming; les Cinq pourquoi; le Diagramme de causes et effets (Diagramme d'Ishikawa / en arête de poisson avec un 5M pour Méthode, Moyen, Main-d'œuvre, Matière, Milieu) et/ou un Diagramme de Pareto.
... 5 - Valider des actions correctives permanentes.
... 6 - Mettre en œuvre les actions correctives permanentes.
... 7 - Prévenir toute récidive.
... 8 - Féliciter l'équipe.
Le Périjet, les Dimensions, les Projections, le Trajet et la Reliance sont des caractéristiques majeures d'un Projet.
Les Cartes Projet sont des représentations mettant en relief des caractéristiques entre éléments importants d'un projet:
La carte des Acteurs (Actors_Map).
La carte contractuelle (Contract_Map).
La carte des interfaces du projet (Interface_Map).
La carte des flux économique du projet (Financial_Map).
...
Les Dimensions Projet minimales sont:
La dimension Acteurs (OBS: The Organization Breakdown Structure).
La dimension Lots de contrat (CWBS: The Contractual Work Breakdown Structure).
La dimension Géographique, si nécessaire (GBS: The Geographical Work Breakdown Structure).
La dimension Industrielle, si nécessaire (BMW: The Basic Module of Work).
La dimension Lots de travaux (WBS: The Work Breakdown Structure).
La dimension Types de produits et services (PBS: The Product Breakdown Structure).
La dimension Types d'activités (ABS: The Activity Breakdown Structure).
La dimension Types de coûts (CBS: The Cost Breakdown Structure).
La dimension Phases du projet (TBS: The Time Breakdown Structure).
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La matrice des interfaces (OBS x OBS projection par interface).
La matrice des alliances (OBS x OBS qui soutient qui).
La matrice de négociation (OBS x OBS qui est en face de qui).
La matrice de communication (OBS x OBS projection par canaux de communication autorisés/officiels).
L'allocation de portée externe(Contractual scope allocation) (CWBS x OBS projection par scope/risque).
L'allocation de portée interne(Internal scope allocation) (WBS x OBS projection par scope/risque).
La matrice des prix (CWBS x CBS projection par prix).
La matrice des coûts (WBS x CBS projection par coût).
Le planing contractuel (CWBS x TBS projection contractuelle par phase).
Le planing chemin de fer (GBS x TBS projection géographique par phase).
Le planing de production (BMW x TBS projection industrielle par phase).
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Les Registres Projet sont des ensembles d'informations importantes sur un projet:
Le Registre des sujets (Who_Register / Contact_Register).
Le Registre des risques (Risk_Register).
Le Registre des évènements (Logbook_Register).
Le Registre des réunions (Meeting_Register).
Le Registre des correspondances (Channel_Register).
Le Registre des documentations (Document_Register).
Le Registre des livrables (Deliverable_Register), pouvant contenir le registre des documentations.
Le Registre des réclamations (Claim_Register).
Le Registre des non conformités (Compliance_Register).
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